Espaces urbains africains sub-sahariens, changements et conflits spatiaux Uncategorized

African urban spaces south of the Sahara, transformation and land use clashes

ÉTONGUÉ MAYER Raoul, SOUMAHORO Moustapha


Résumé : Au cours des dernières décennies, les espaces urbains africains au sud du Sahara ont connu de nombreux changements spatiaux porteurs de conflits. On doit cette réalité à une juxtaposition de fonctions urbaines et d’organisation des systèmes formel et informel. Le système formel organise l’espace urbain selon un schéma d’aménagement où sont précisées  les grandes affectations alors que le système informel reconfigure ce même espace urbain par appropriation de certaines de ses parties à des fins personnelles. Ainsi apparaissent des niveaux spatiaux visibles et invisibles dictés par un jeu d’équilibre difficile à comprendre et à maintenir entre l’espace public et l’espace privé. Cet article explique le parcours historique des conflits spatiaux dans les villes africaines au sud du Sahara.

Mots clés : Ville tropicale, espaces urbains, Afrique sub-saharienne, changements et conflits spatiaux

 

Abstract: Over the past decades the urban areas of tropical sub-Saharan Africa experienced many spatial changes with potential clashes. This fact is based both on the juxtaposition of urban functions and formal and informal reasoning. Formal reasoning defines land patterns according to land use master plans whereas informal reasoning reshapes the same urban space by the process of individual appropriation based on individual needs. Therefore, two spatial levels of organization the visible and the invisible based on a search of a balance difficult to comprehend and to maintain in the area of both public and private space are incepted. This paper describes historical and spatial transformation that contributes to spatial clashes in urban areas of tropical sub-Sahara.

Keywords: Tropical city, urban space, Africa sub-Sahara, spatial transformation and clashes

 

Plan

Introduction

Juxtaposition des fonctions urbaines et perceptions de l’espace urbain dans les villes africaines sub-sahariennes

Espaces urbains sub-sahariens et leurs reconfigurations

Espace urbain sub-saharien entre espace public et espace privé

Conclusion

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INTRODUCTION

Les espaces urbains africains sub-sahariens ont été organisés selon des schémas d’aménagement qui précisent les affectations spatiales. Cette pratique antérieure à l’époque coloniale, caractérise toutes les grandes agglomérations urbaines de l’Afrique sub-saharienne impériale. Sa connaissance nous vient des descriptions faites par des voyageurs Hollandais, Portugais, Chinois  et Arabes qui ont visité l’Afrique entre le XIVe et XVIIe siècle. Ainsi ont-ils  décrit Abomey (Bénin); Bénin, Igbo-Ukwu, Edo, Sokoto, Zaria, Kaduna, Katsina, Kano (Nigéria); Koumbi  (Ghana); Gao, Diaga, Tendirma, Djenné, Tombouctou (Mali); Lovango ou actuel Congo-Brazzaville;  Banza ou San Salvador (Angola); Mogadiscio, Kilwa, Gedi, Zanzibar (civilisation swahili); Méroé, Napata, Axoum (Éthiopie).  Il ressort des différentes descriptions que les villes précoloniales africaines connaissent des affectations spatiales répondant aux nécessités économiques rythmées par des corps de métiers et par la production des biens de consommation. L’organisation spatiale de l’espace urbain (disposition des rues,  quartiers des affaires,  quartiers des artisans, quartiers résidentiels, palais royal) révèle l’existence de schémas d’aménagement dictés par un souci d’urbanisme (Mercier, 1962).

L’évolution des espaces urbains africains sub-sahariens au cours des dernières décennies rend compte de l’existence de différents niveaux spatiaux visibles et invisibles. Certaines affectations des espaces urbains ont alors été transformées en aires de jeux où le formel et l’informel s’affrontent (Étongué Mayer et Soumahoro, 2010). Une lecture même hâtive des faits relatifs à la double logique du formel et de l’informel révèle l’existence d’une superposition de fonctions et de perceptions. Cette note de recherche tente d’en préciser les contours dans le but de mieux cerner les rapports entre les changements et les conflits spatiaux urbains en Afrique sub-saharienne. Nous parlerons tour à tour de la juxtaposition des fonctions urbaines et perceptions de l’espace urbain dans les villes africaines, des espaces urbains sub-sahariens et leurs reconfigurations et enfin de l’espace urbain sub-saharien entre espace public et espace privé.

JUXTAPOSITION DES FONCTIONS URBAINES ET PERCEPTIONS DE L’ESPACE URBAIN DANS LES VILLES AFRICAINES SUB-SAHARIENNES 

L’évolution  récente de l’utilisation de l’espace urbain dans les villes tropicales africaines indique l’existence de deux tendances  à la fois contradictoires et complémentaires. Il s’agit notamment du resserrement des liens entre les fonctions urbaines héritées de la colonisation, de celles dites modernes et  de l’émergence d’une vaste gamme d’initiatives qui reconfigurent l’espace urbain au gré de pauvres hères venus des campagnes, en quête de mieux-être. La juxtaposition de ces deux tendances ne peut manquer d’avoir des effets sur les configurations spatiales des villes africaines qui semblent de plus en plus atomisées, fragmentées en plusieurs sous-espaces identifiables  par leur fonctionnalité. Cette réalité démontrable à petite ou moyenne échelle l’est également à grande échelle, qu’il s’agisse du quartier indigène d’autrefois, du quartier rural ou traditionnel d’aujourd’hui et du quartier urbain viabilisé ou moderne. La très forte pression démographique corollaire de l’explosion du fait urbain dans les espaces géographiques tropicaux oblitère les formes classiques de fonctionnement des villes tropicales et  leur organisation dichotomique de l’espace en quartier indigène versus quartier colonial d’autrefois (Dubresson et Raison, 2002). Toutefois, la distribution spatiale des citadins entre les différents quartiers de la ville, sans égard aux inégalités socio-économiques, favorise de plus en plus l’apparition de nouveaux arrangements spatiaux.  Si la migration des ruraux vers les villes aide à expliquer ces nouveaux arrangements spatiaux, ils peuvent aussi se justifier par une forte natalité et les interminables difficultés économiques auxquelles les familles font face. On constate aujourd’hui que des enfants en bas âge se trouvent dans l’obligation de subvenir aux besoins de leur famille respective. Ainsi se livrent-ils à la débrouillardise, inspiratrice des petits métiers de rue et de l’occupation des espaces publics à des fins personnelles.

Nourris par fragmentation de l’espace, les petits métiers de rue accentuent encore plus la compétition et la complémentarité entre le formel et l’informel. On peut alors reconnaître que la ville tropicale n’est pas une œuvre achevée, car chaque citadin y va selon sa propre représentation de  l’espace urbain. L’utilisation de son espace s’inspire à la fois de la vision précoloniale (traditionnelle), coloniale et postcoloniale. Les fonctions attribuées aux espaces urbains africains au sud du Sahara découlent alors d’une pluralité de perceptions ancrées dans la territorialité ou encore la manière dont chaque groupe social projette  ses pensées dans son espace fonctionnel. Ceux parmi les citadins qui occupent les espaces publics à des fins personnelles, considèrent qu’ils n’appartiennent à personne. Volontiers, ils mélangent leur perception de la notion de vide et l’absence de fonctions. Ils s’obligent de leur en trouver une, procédant à des reconfigurations temporaires ou permanentes. Cette projection permet de cerner les rapports du Négro-africain à l’espace urbain dominés par la représentation qu’il en fait et sa volonté de se l’approprier. Deux réalités, une nationale motivée par des enjeux du développement de mégaprojets en milieu urbain et une plus locale dominée par des impératifs de survie au quotidien des citadins ordinaires servent alors à clarifier les faits. La ville tropicale sud saharienne devient en fait « cette appartenance territoriale consciente, exhibée et/ou revendiquée, subie ou souhaitée, qui a été forgée conjointement par le vécu quotidien et l’histoire de l’individu et de sa communauté » (Belhedi, 2006). Aussi exhibe-t-elle des fonctions de pouvoir économique, culturel, politique, de pauvreté, d’identité et de liberté. De cette pluralité de perceptions de la ville tropicale résulte de facto une diversité de fonctions. La relation entre pluralité de perceptions et fonctions urbaines peut se comprendre lorsqu’on met en présence le citadin démuni, acteur du secteur informel et le citadin nanti qui œuvre dans le formel. Le citadin démuni peut bien être cet étudiant venu étudier en ville et qui malgré lui tient une librairie de poteau. Un bout de trottoir que le citadin nanti devra désormais éviter devient son espace support. À une échelle plus grande, un bout de rue peut, selon les circonstances devenir une aire de jeu, de réunion ou de célébration. La nouveauté des villes tropicales contemporaines découle de cette volonté de s’approprier l’espace urbain à des fins personnelles dans le but de répondre aux exigences existentielles. Il s’agit bien là de l’expression du cadre de vie et de références identitaires chargées de symboles à la fois précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux.

L’espace urbain tropical au sud du Sahara représente l’endroit où s’élaborent de nouvelles formes d’expressions politiques à travers des brassages d’idées. Nées de la double volonté du colonisateur et des dirigeants africains des indépendances, ces nouvelles formes d’expressions politiques reçoivent toute l’attention de différents centres de pouvoir, car elles constituent les foyers de changements sociaux et de développement d’inspiration occidentale. Les villes sont désormais envisagées comme des organismes complexes ayant à la fois des fonctions politiques et des fonctions de pouvoirs et non seulement selon la grille de la ségrégation spatiale (Goerg, 2003). Le contrôle politique et économique d’un espace géographique donné est un atout essentiel dans les conflits de pouvoir au niveau des acteurs politiques et de la population urbaine, mais aussi entre les intérêts divergents sur comment s’approprier l’espace urbain et à quelle fin. En jouant le jeu dangereux du laissez-faire, il faut disposer de marges de manœuvre dans les capitales ou les grands centres urbains. Il convient d’encadrer les ruraux, voire de les rassembler sur des « territoires » urbains, doubles en modèle réduit des territoires ruraux sans, toutefois, sacrifier la construction du modèle urbain de type occidental (Dubresson et Raison, 2002).

Premier espace de vie des citadins (espace contenant), les villes africaines restent souvent le principal lieu de liberté, de soustraction à l’ordre traditionnel puis étatique. Au contrôle des espaces publics définis par la colonisation (rues, marchés, places…), sur lesquels pesait directement le poids de la domination coloniale, s’oppose la relative liberté des espaces urbains d’aujourd’hui. Les villes gardent leur double visage (Goerg, 2003). Il fait d’elles le lieu de toutes les opportunités et de toutes les possibilités, qui se meuvent dans une  vive croissance, dans l’anonymat entourant les transactions licites et illicites.

La fonction sociale de la ville tropicale africaine ne sera réellement possible que si l’espace, comme fait social total, prend un sens neuf (Hilgers, 2005). Or, les significations de l’espace changent en fonction des groupes sociaux qui en font usage et des contraintes qui affectent leur existence. Les politiques et les actions initiées par l’administration publique reposent sur la conviction que les pratiques de sociabilité et de solidarité jouent un rôle fondamental dans les modes de développement des territoires, conférant de ce fait à la ville africaine son caractère social. Or, la construction du sens à donner à l’appropriation d’un espace géographique donné se réduit à une activité sociale. Cette référence au collectif permet de considérer l’espace contenant comme un champ de potentialités diversement mobilisables. L’analyse des changements sociaux par le biais de l’espace urbain,  par exemple, montre que les changements spatiaux s’expriment de différentes manières (Goerg, 2003).  Sur le plan social, l’espace urbain sert de contenant au fait social, car la vie s’y déroule aussi bien sous couvert de l’anonymat que dans la   sociabilité selon l’effort réel ou pas de participation à la modernité. S’agissant des activités économiques,  l’espace urbain apparaît comme un lieu d’échanges, de productions de biens de toutes sortes, ou encore comme celui où se transigent et se déploient les pouvoirs permettant d’accumuler facilement richesse et honneur à travers des circuits licites ou illicites.  Parce que la ville africaine revêt un caractère social indéniable, elle façonne des traits sociaux fondés sur l’origine ethnique des citadins ainsi que les représentations qu’ils ont de leur espace urbain en fonction des réalités et des singularités socioéconomiques.

ESPACES URBAINS SUB-SAHARIENS ET LEURS RECONFIGURATIONS

Les espaces urbains tropicaux africains  n’apparaissent plus uniquement comme des endroits où se projettent les perceptions  sociales, idéologiques et économiques des groupes sociaux qui les occupent, mais aussi comme un capital à investir, à exploiter, à rentabiliser. Cela confère alors à sa fonction économique des contours parfois difficiles à suivre. Il importe toutefois de souligner que l’appropriation de l’espace urbain à des fins personnelles, son exploitation, sa rentabilisation renforcent la perception qui fait de lui le lieu de reproductions sociale, idéologique et économique. Ces reproductions le transforment et l’adaptent aux exigences de la modernité (Hilgers, 2005). Dans plusieurs villes d’Afrique tropicale, de nombreuse activités économiques (commerce, activité artisanale, mendicité, etc.), que les autorités locales n’arrivent ni à contrôler et ni à réglementer, s’organisent à l’échelle de la rue et des espaces publics (gare routière, espaces verts, trottoirs, terre-plein etc.). Même si les responsables des villes tropicales africaines souhaitent faire de la rue un espace de circulation des biens, des personnes et de mise en scène du pouvoir, il n’en demeure pas moins vrai que certains bouts de rues représentent des scènes où se déroulent au quotidien les enjeux de deux systèmes d’organisation, le formel et l’informel. On sait bien qu’en aucun cas, la rue et ses trottoirs ne devraient abriter une activité économique. Parce qu’ils se considèrent extérieur au fait urbain et à ses aménagements, les Négro-africains perçoivent les trottoirs, les terre-pleins et d’autres espaces publics vides comme des espaces aménagés et perdus, sans propriétaire. On peut alors mieux comprendre le pourquoi des pratiques économiques déployées dans l’espace « gratuit » que constituent certains espaces publics sur lesquels s’appuient une vaste gamme d’activités économiques (Fourchard, 2006). Il s’agit bien de scènes où l’économie informelle s’active au nom de la débrouillardise très présente dans les espaces urbains tropicaux au sud du Sahara.

Cette reconfiguration des espaces urbains tropicaux africains exprime distinctement la projection des pensées et perceptions spécifiques  à une catégorie sociale. Elle contribue ainsi à fonder l’identité du groupe et à conforter le sentiment d’appartenance et d’appropriation, au sens matériel et symbolique. L’action du groupe social permet alors la cristallisation des représentations, des symboles d’identification et de référence, ainsi que la pérennisation et la reproduction des rapports sociaux. Ainsi devient-il légitime de reconnaître que l’espace urbain a été transformé en un outil d’ancrage matériel et en un moyen d’intermédiation qui facilite les processus d’identification et d’appropriation (Belhedi, 2006). La reconfiguration de l’espace détermine de nouveaux modes de représentations ainsi que de nouvelles pratiques. Elle s’articule autour de l’hypothèse selon laquelle la structuration urbaine est un élément essentiel de la structuration identitaire, conférant de facto une fonction identitaire à la ville à la fois économique, sociale et politique. La réalité des villes tropicales contemporaines indique l’existence de nouveaux repères spatiaux très fonctionnels au quotidien assortie d’une construction identitaire par quartier et qu’il faut attribuer, en grande partie, à la dynamique urbaine (Hilgers, 2005). Cette identification au quartier révèle non seulement un sentiment d’appartenance à un espace géographique urbanisé mais aussi apparaît comme l’antithèse de périphéries rurales structurées où les relations sociales sont confuses et désordonnées. D’une façon plus large, l’enracinement dans la ville se réalise par l’inscription des référents sociaux et identitaires dans l’espace. Évoquer une identité collective à partir du territoire suppose une adhésion de chacun à cette conscience spatiale partagée. La spatialisation, ou création et usage de la forme, résulte de l’image que la société se fait d’elle-même. L’espace urbain ne peut être ni un simple support des pratiques, ni un simple produit. Il est une des formes d’expression de la société dans toute sa complexité. En tant que forme spatiale où se rencontrent et s’entremêlent différentes stratégies du social, la ville africaine appelle  une profonde réflexion dictée par la pluralité du vécu quotidien. Les fonctions des villes tropicales, de ce fait, traduisent des représentations contrastées marquées par l’interférence des modèles socio- économiques et spatiaux (Dris, 2005).

ESPACE URBAIN SUB-SAHARIEN ENTRE ESPACE PUBLIC ET ESPACE PRIVÉ 

Parce qu’il existe une banalisation entre ce qui est privé et ce qui ne l’est pas dans les villes tropicales africaines, on observe un empiétement matériel des espaces privés sur le domaine public et une transformation des pratiques spatiales en faveur d’un investissement privé de ces mêmes espaces publics.  En contexte du vivre-ensemble malgré soi, la porosité entre les espaces privés et publics s’inscrit dans la logique du tout est permis en aménagement du territoire. Il s’agit en fait de légitimer l’utilisation de l’espace public à des fins privées au nom de la débrouillardise et de la ferme volonté de survivre en l’absence de filets de sécurité. Alors que l’espace public désert une pluralité d’identités, d’appartenances, d’attachements, ce qui fait de lui une représentation collective légale, dans les villes tropicales africaines, il se transforme de plus en plus au gré des intentions des exclus qui associent leur survie à sa reconfiguration. On constate non sans surprise, qu’ici les rapports spatiaux s’activent selon une logique singulière qui ne repose pas uniquement sur la  coexistence de pluralités, mais surtout la construction de coexistences. La multiplication des acteurs publics a par ailleurs politisé la question du contrôle de l’espace urbain (Fourchard, 2006). Parce que les entrepreneurs du secteur informel assimilent l’espace public à un espace sans propriétaire, ils en font un espace de passage et d’échange informel. Cet attribut lui confère alors de nouvelles fonctions qui oblitèrent par moment son caractère public et le transforme en cible foncière (Leimdorfer, 1999). La spéculation foncière lui confère un tel intérêt et une telle valeur au point de rendre l’accès à son usage assez fermé (Steck, 2006).

Pour de nombreux observateurs contemporains, l’espace urbain tropical africain apparaît moins comme un espace investi au quotidien par un ensemble d’activités sociales, économiques, politiques et religieuses qui n’auraient pas trouvé place ailleurs. Partagé par une multitude d’acteurs publics et privés, l’espace urbain se prête alors aux conflits en raison même d’une multiplicité d’usages difficilement compatibles ainsi qu’à la grande variation de perceptions qui entoure son utilisation (Figure 1).

Figure 1 : Les différentes perceptions de l’espace urbain sub-saharien

Figure 1 : Les différentes perceptions de l’espace urbain sub-saharien

À un espace strictement réservé à la circulation, s’oppose un espace nécessaire à la survie des groupes socioéconomiques les plus vulnérables, notamment des enfants et des femmes, actrices confirmées de l’activité commerciale dans l’espace des villes tropicales. Sachant que par le passé l’utilisation de certains pans de l’espace urbain en Afrique au sud du Sahara était déjà très répandue et âprement disputée, leur récupération systématique actuelle par les organisateurs du secteur informel, interpelle les planificateurs urbains et régionaux. Elle offre sans nul doute une opportunité d’amorcer une réflexion sur cette anarchie tolérée et ses conflits potentiels. La question de l’utilisation de l’espace public est, à propos de l’informel reste essentielle, car en fait ce n’est pas l’espace public en tant que tel qui intéresse les entrepreneurs informels; c’est l’accès au droit à son exploitation (Steck, 2006). La pratique de l’informel qui se diffuse largement dans les villes africaines traduit une nouvelle réalité urbaine, témoignage d’un espace géographique informel support d’une vaste gamme d’activités légales et illégales. Ces activités qui se déroulent surtout dans la rue et ses abords font d’elle le centre de transactions non déclarées à l’État (Lautier, 1997). Les fonctions informelles des villes tropicales africaines s’affirment davantage lorsque les politiques d’ajustements structurels (PAS), en imposant des restrictions budgétaires à de nombreux États africains, ont éjecté  des milliers d’employés des circuits officiels. Malgré eux ils sont alors venus grossir les rangs de ceux qui survivent  grâce à l’informel.  Volontiers, certains travaux de recherche sur le secteur informel en Afrique noire lient les petits métiers de rue, soit à l’alternative à une urbanisation non maîtrisée, soit à un instrument de consolidation d’une urbanisation durable (Maldonado, 1996 ; Leimdorfer, 1999 ; Lombard et al, 2004 ; Fourchard, 2006; Steck, 2006; Étongué-Mayer et Soumahoro, 2010). Cela fait dire que  l’espace urbain tropical est tout à la fois partagé, disputé et négocié puisque les emplacements limitrophes des habitations et boutiques peuvent être loués et que la colonisation des espaces vacants ou classés dangereux (voies ferrées, échangeurs, abords d’autoroutes…) devient l’objet de discussions permanentes et d’accords informels entre une multitude d’acteurs privés (syndicats, associations, industriels) et publics (fonctionnaires du gouvernement local et de l’État, des agents municipaux etc.). Pour cette raison même, certains espaces comme la rue se transforment en espaces convoités et disputés, car face à la très forte croissance de la population urbaine surtout composée de déshérités, il devient difficile de garantir l’ordre dans un espace urbain aux contours fluctuants. S’il est communément admis que l’animation et l’occupation de la rue font effectivement partie intégrante de la vie et de l’identité urbaine, il est rare qu’elles soient présentées comme des critères quasi uniques de description, de compréhension et d’analyse de celles-ci. Cette manière de voir l’espace urbain tropical africain fait de lui le lieu par excellence d’une urbanité empreinte de marginalité. Son décryptage devient nécessaire même si l’on n’y accorde qu’une très modeste attention, quand on aborde la question de la concurrence éventuelle entre ses fonctions culturelles, sociales, économiques et politiques. Parce que personne ne niera son importance, on peut estimer qu’elles constituent de nos jours les indicateurs primordiaux de la multifonctionnalité et de la multi-spatialité des villes d’Afrique tropicale subsaharienne.

CONCLUSION

Une lecture des faits spatiaux urbains en Afrique au sud du Sahara indique un état d’anarchie imputable à l’affrontement entre les systèmes formel et informel. Cet affrontement se comprend mieux dans la logique des rapports entre les perceptions de groupes sociaux et les fonctions urbaines. Les citadins qui se livrent à l’occupation des espaces publics à des fins personnelles souhaitent redéfinir leurs fonctions en faisant valoir une superposition de perceptions des groupes sociaux et les affectations spatiales. Ce spectacle ahurissant fait d’un mélange de l’achevé et de l’inachevé rend compte d’une réalité plus profonde, celle de l’affrontement entre le pauvre et le riche, le citadin et le paysan, mieux celle des enjeux du développement socio-économique en faillite. Les rapports entre les Africains au sud du Sahara et l’espace urbain se définissent alors par la précarité qui oblitère la limite déjà tenue entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.

 

Références bibliographiques

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Pour citer cet article

Référence électronique

Raoul Étongué Mayer et Moustapha Soumahoro, « Espaces urbains africains sub-sahariens, changements et conflits spatiaux», Revue canadienne de géographie tropicale/Canadian journal of tropical geography [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2014. URL: http://www3.laurentian.ca/rcgt-cjtg/volume1-numero1/espaces-urbains-africains-sub-sahariens-changements-et-conflits-spatiaux/

 

Auteurs

ÉTONGUÉ MAYER Raoul
Professeur titulaire
Département de Géographie, Université Laurentienne
Chemin du Lac Ramsey, Sudbury, Ontario, Canada, P3E 2C6
remayer@laurentian.ca

 

SOUMAHORO Moustapha
Professeur agrégé
Département de Géographie, Université Laurentienne, Chemin du Lac Ramsey
Sudbury, Ontario, Canada, P3E 2C6
msoumahoro@laurentian.ca

 


ISSN 2292-4108